Être sensible, c’est souvent se sentir impuissant. C’est ressentir de la douleur, de la souffrance, qu’elle nous appartienne ou non, et la plupart du temps, ne pas pouvoir agir sur la source de souffrance, autrement qu’en arrêtant de la ressentir. Etre sensible, c’est avoir « besoin de parler », d’extérioriser la masse d’émotions intérieure, détricoter verbalement, ou avec des larmes, pour y voir un peu plus clair, faire place nette intérieurement. C’est donc se montrer vulnérable. Ce qui, à la base, moi, ne me dérange guère. Ce qui peut être dérangeant, c’est l’impact de cette sensibilité sur les autres. Une sensibilité qui peut parfois passer pour de l’immaturité émotionnelle et qui à certains moments, en est effectivement. Une sensibilité que l’autre peut avoir du mal à accueillir et qui marque une empreinte « inadéquation » sur son coeur.
Quelque chose en moi n’est pas « normal »
Alors je me suis dit que je n’étais pas normale. De ressentir autant. J’ai eu la chance tout au long de ma vie d’avoir des amies sensibles aussi, ou au moins attendries par cette sensibilité. De toute façon je ne maitrisais rien, alors il fallait mieux pouvoir comprendre un tantinet.
« La vie active » a été plus compliquée. Chaque chose est prise à coeur. J’ai pleuré plus d’une fois dans les bureaux dans lesquels j’étais, face à mes patrons, même dans des jobs étudiants, même dans des stages pas très sérieux. En partie, oui, de l’immaturité, du manque de confiance, d’estime, tout qui se mélange et donne quelque chose à fleur de peau.
Et puis il y avait parfois ces moments où j’étais abasourdie par le manque de sensibilité des autres. Regarder un film avec des copains et me retrouver obligée de m’enfermer dans une pièce seule tellement j’étais dévastée par ce que je venais de voir. Je me souviens aussi d’un cours en Master où l’on avait regardé un documentaire sur les néo nazis Russes (oui j’ai fait des études bizarres) qui tenaient des propos très durs, sur les enfants d’origine étrangère. Quand tout s’est arrêté, j’étais personnellement « sous le choc », impossible de fonctionner, j’ai aussi dû me prendre un temps enfermée dans une pièce pour « revenir ». Et je voyais les autres être « normaux », reprendre leur vie, rigoler entre eux, comme si de rien n’était. Non pas qu’ils ne ressentaient rien, j’espère, mais ils n’étaient juste pas chamboulés. Plusieurs de ces expériences m’ont fait parfois porter un regard interrogateur sur mes congénères. De l’incompréhension et en même temps une sensation que je n’étais peut être pas normale. Sensation qui a grandi au fur et à mesure où je me suis retrouvée en difficulté et en échec dans ma vie d’adulte : quelque chose que j’étais, n’était pas « OK ». J’ai fini par tomber sur la piste de l’immaturité émotionnelle, avec la volonté de grandir, de maturer.
Je me suis ainsi heurtée maintes fois à ce sentiment d’inadéquation de mes émotions : malaisantes, exagérées, ridiculisées, parfois elles peuvent également tourner à l’obsession (probablement une émotion mal identifiée, mal nommée qui n’a plus de porte de sortie et se focalise sur le truc qui se présente). Elles m’entraînent parfois bien bas, parfois sans raison particulière, une histoire que je me raconte, qui me fait ressentir des trucs auxquels je m’accroche pour avoir du mouvement à l’intérieur.
Petit à petit, et je ne sais pas s’il y a un véritable événement qui a déclenché ça, mais je me suis séparée de beaucoup de mes émotions. J’ai été en mesure de manger des animaux, moi qui n’en mangeais plus depuis près de 30 ans. J’ai volontairement « coupé » la sensation désagréable que j’ai à l’idée de la viande. J’ai pu regarder des séries policières, ou des séries violentes sans ressentir le moindre rejet, dégoût. J’ai pu dire des choses durs aux gens sans avoir l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. J’ai pu avoir des liens d’intimité et de vulnérabilité avec les gens sans sentir mon cœur battre. J’ai pu me retrouver dans des situations qui m’auraient été insupportables auparavant, sans trouver l’énergie ou les ressources de réaliser un mouvement, parce que, « bah… tant pi ». Constat : mon cœur s’est endurci.
Parfois un rappel se fait entendre, dans mon esprit, pour me dire qu’il y a quelque chose de trop plat, de trop simple, de pas assez vivant. D’accepter peut-être que la vie, la vraie vie, quand on est quelqu’un de normal, c’est ça. C’est faire son petit bonhomme de chemin et ne rien ressentir. Et que si on ressent quelque chose, on le garde précieusement pour soi, parce que ça n’a pas d’importance. Ça embête les gens. Ça n’a pas d’impact. Ou ça en aurait un trop grand.
Adopter des valeurs en lien avec sa sensibilité
Si parfois ressentir trop de choses m’a « figée », je sais que cela m’a donné des valeurs spécifiques. Des valeurs reliées à l’impact et à la responsabilité que l’on peut avoir. Qu’il est nécessaire d’agir même à sa petite échelle, si ce n’est pas pour changer le monde, au moins ne pas contribuer aux problèmes qui peuvent nous déchirer. Oui, on ne peut pas ressentir tout son environnement en permanence, il faut faire de la « discrimination » d’information, se concentrer sur certaines choses, plutôt que sur d’autres. Mais quand même, certains sujets peuvent nous être chers. Me couper de beaucoup de mes émotions (sauf celle de la frustration, du coup), m’a aussi coupé de ce qui compte et comptait pour moi. De ce qui me tient à coeur, celui-ci s’étant petit à petit fait plus discret. J’ai admis une impuissance acquise. Je ne peux rien faire, je ne peux que suivre le mouvement, alors autant ne pas s’encombrer d’émotions qui viennent perturber la marche à suivre.
Mais voilà : mes émotions sont ce qui me fait avancer. Sans elles, je deviens passive. Je ne fais rien. Je me contente de mes faibles capacités. Je ne me donne pas les moyens. J’accepte certes inconditionnellement ce qui arrive mais c’est comme si je n’y participais plus. C’est devenir spectatrice de ma vie. Il y a eu des moments où je me suis dit « je vois à quoi vont ressembler mes 15 prochaines années. Et ça ne m’intéresse pas. » Comme si je démissionnais de ma propre volonté de vivre, pour laisser la vie m’habiter, mais sans intérêt spécifique. Sans désir de vie.
Car je me suis axée sur la structure. J’ai donné structure, j’ai donné colonne vertébrale, j’ai donné fondations. Mais il manque le mouvement. Il manque la flamboyance, il manque la curiosité, il manque l’intérêt. Il manque le coeur qui s’exprime, qui s’ouvre, qui s’interroge. Il manque ma volonté qui se sent capable de quelque chose. Il me manque l’action, le « plus », l’ambition de plus. Au fond, je ressens quoi en moi ? Qu’est ce que je désire ? Qu’est ce qui me fait vivre, vibrer ? Qu’est ce qui m’insurge au point d’agir dans mon quotidien ? Qu’est ce qui me donne envie de m’exprimer et d’agir ?
Quelques expériences de sensibilité
« Le mouvement sans structure, c’est la folie.
La structure sans mouvement, c’est la mort ».
Il y a eu Céleste qui a eu un mini accident de vélo. Qui était impressionnant. Elle avait mal, a la main, une grosse bosse sur le front. Elle criait. Son papa était là, s’en occupait. Et moi, je ressentais une forme d’angoisse, mais rien qui ne ressortait. J’étais en distance, trop peur d’être angoissée, trop peur de mal faire, de mal agir, alors j’ai ressenti une retenue intérieure. Une retenue de tout ce que pouvait me faire cet accident de voiture. Qui m’a figée. Parce que la peur : si je me mettais en empathie, j’allais pas pouvoir gérer, en faire trop, être critiquée, être pas adéquate, pas donner la bonne réponse. « tiens, je suis prostrée et j’essaie de faire taire l’angoisse que je ressens en l’enfouissant très loin. Résultat je suis embêtée. » Dans la vraie vie, j’aurai accouru, pris dans les bras, consolé.
L’enfant va très bien 🙂
Le lendemain, j’ai vu une amie sur Lyon. On a discuté, passé un très bon moment tous ensemble. Et puis elle a parlé du monde d’avant et du monde d’après. Que le quartier dans lequel elle vivait était très « monde d’avant », les gens vont tranquillement chercher leur pain et leur viande chez le traiteur, font leur petite vie. Ne se rendent pas compte de la catastrophe qui nous attend. Que dans d’autres quartiers, il y a plus de vivant, plus de gens qui souhaitent participer au monde d’après. Et je me suis rendue compte que j’étais dans le monde d’avant. Pas depuis longtemps, non, j’ai toujours voulu et essayé d’être dans le monde d’après, même si c’était pas forcément réussi. Mais cette question m’intéressait. L’évolution, la croissance, vers du mieux. Aujourd’hui je me contente de « la vie normale », dans mon coin, sans faire quoique ce soit de ma vie qui soit « monde d’après ». Alors, un peu quand même, mais tellement loin de tout ce en quoi je croyais.
Le lendemain encore, en rentrant chez moi, j’ai découvert mon chat mort. Elle venait d’avoir 13 ans. Elle a été mon double pendant 10 ans. Puis les dernières années, l’enfant étant arrivé, tout a changé, tout a évolué. J’ai eu moins de temps pour elle, mon « vrai » enfant était là, et ô combien accaparent. Elle passait alors beaucoup de temps dehors et vivait bien sa vie. Puis le déménagement, le changement de maison qui a été très dur je crois. A partir de ce moment là, elle était moins vivante. Très fatiguée. Et je n’ai pas été plus connectée à elle.
Dans la vraie vie, j’aurai ressenti son mal-être à tel point que j’aurai « fait l’effort » de lui donner encore plus d’attention, d’être plus présente, de lui parler plus, comme je le faisais avant. Quand elle est morte, j’ai ressenti tout ce poids là d’un coup. Bien sûr, j’ai été en mode survie moi-même les 3 premières années de vie de Céleste. Mais c’était quand même mon chat. Celle qui m’a suivie partout, qui était un chat « facile », très attachée à moi. Connectée à mon empathie, jamais je ne me serai contentée du minimum syndical.
Se rendre compte alors que quelque chose a profondément changé. Dans mon rapport à mes émotions, dans ce qui me meut. Est-ce que quelque chose me meut, encore ? Est-ce que quelque chose qui ne concerne pas mon nombril me fait ressentir des choses, encore ? Oui, bien sûr que oui. C’est juste que j’ai érigé un mur entre mes émotions et moi pour qu’elles se voient moins.
La nécessité de ne plus être une île
Il y a quelques semaines j’ai fait un rêve. J’ai rêvé que je me réveillais dans 50 ans, que le monde était devenu un endroit invivable. Les gens étaient stupides, plus rien n’avait de sens, tout était mal fait, mal pensé… La plupart des gens était massivement drogué pour essayer de ressentir le moins de choses possibles dans ce monde qui n’avait plus de sens. Ambiance « alors franchement ouais le monde c’est n’importe quoi mais l’idée est de survivre en tuant le maximum de sensations que vous pouvez avoir face à ce constat ». La solution face à un monde qui n’a ni queue ni tête : débrancher, s’engourdir, s’anesthésier. Dans mon rêve, j’étais effrayée de ce qu’il était advenu de notre civilisation. Et une pensée colorait le tout : je savais très bien que ça allait se passer comme ça… pourquoi je n’ai rien fait.
Je n’ai rien fait car j’ai décidé de ne plus ressentir les choses. De ne plus participer. De survivre plutôt que vivre. Alors le contentement, oui, certes, Santosha, merci le yoga. Mais Krishnamurti nous dit aussi « Il faut être complètement mécontent, sans se plaindre, mais avec joie, avec gaieté, avec amour« .
En me distanciant de mes émotions, je me suis distanciée de ma propre vie. De ma propre capacité d’agir sur celle-ci et dans le monde. Cette sensibilité qui donne des antennes, permet de « capter » des fréquences que d’autres ne peuvent qu’au mieux imaginer, au pire les croire inexistantes puisqu’invisibles pour eux.
Jeter bébé avec l’eau du bain ?
Il s’agit de pouvoir revenir à mes émotions, à mes sensations et aux mouvements que celles-ci génèrent en moi, tout en prenant avec moi le bagage des connaissances et sagesses acquises ces dernières années : la capacité à prendre du recul, à ne pas prendre mes émotions comme étant une vérité, ou l’unique vérité, répondre au lieu de réagir, ne pas se laisser trimballer d’un endroit à un autre sous le moindre souffle émotionnel qui peut tout autant m’éloigner de moi que rester immobile. Puisque là était l’un des problèmes principaux : s’identifier aux émotions, être dans le mouvement émotionnel sans base, sans stabilité, sans solidité, qui rend les choses plus éthérées, plus chaotiques, plus dysfonctionnelles. L’autre problème étant principalement étant le regard, l’image, les critiques qui interroge trop sur soi-même.
Connaître son espace de fertilité
Ressentir les choses, intensément, est mon espace de fertilité, est mon espace de créativité.
Puisque j’aime faire des liens, voici un éclairage intéressant sur la place des émotions dans notre société et là aussi.
Merci Fanny pour ce texte riche et très bien écrit. Comme toujours j’y trouve des résonances et cela pousse à la réflexion, à la méditation même. Mais surtout la question que je me pose c’est : c’est quoi le monde d’après? (Ce qui suppose que moi aussi je dois être encore dans le monde d’avant si j’ai du mal à en voir les contours ?)
Bises
Bonjour Lalanne,
Pour moi le monde d’après c’est celui où les structures telles qu’on les connaît et qu’on les a connu depuis quelques générations n’existent plus comme telles, ou en tout cas que le système tel qu’il existe là (ou avant) n’est tellement pas viable qu’il faut d’ores et déjà être dans le fonctionnement d’après. Consommation notamment, relations interpersonnelles, fonctionnements « classiques » capitalistes etc. C’est le système qui est arrivé au bout et qu’il faut du coup changer sa façon de voir les choses et donc de les vivres pour enclencher déjà ce qui existera suite à l’effondrement de ce système 🙂
J’espère, chère Lalanne, avoir répondu à ta question.
C’est beau ce que tu écris Fanny. C’est fort. C’est parlant.c’est vibrant.c’est vivant.
Merci beaucoup Stéphanie <3